1. Aux origines du théier
- Routes du Thé
- 3 févr. 2022
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Dernière mise à jour : 10 août 2024

Frank Kingdon-Ward (1885-1958), botaniste britannique, a consacré la majeure partie de sa vie à l'exploration du grand ouest chinois, du Tibet, de la Birmanie, et du nord-est de l'Inde, en quête des trésors de flore inconnus de ces régions, et de leurs mystères géologiques, notamment les sources de l'Irrawaddy. Sous couvert de traquer les plantes, il espionnait également pour le compte du British India Office. Au début du XXe siècle, l'Asie était encore plongée dans le Grand Jeu (on craignait dans les boudoirs feutrés de Londres, et les antichambres étouffantes de Calcutta, une invasion possible des Cosaques russes par le nord de l'Inde, Afghanistan ou Tibet). Son oeuvre est abondante, pas moins de 25 livres relatant ses expéditions, et qui attendent toujours leur traduction française.
En 1950, il publie dans la revue Nature (n°4191) un article intitulé Does wild tea exist ? - "Le thé sauvage existe-t-il ?"
"le théier sauvage existe-t-il quelque part ? si oui, où ? sinon, où et comment est né le théier cultivé d'aujourd'hui ?"
Précisons d'emblée que Kingdon-Ward introduit une différence entre "wild tea" et "tea in wild condition", entre thé sauvage, et thé maintenu dans des conditions sauvages, ou naturelles, comme c'est le cas au Yunnan, où les arbres à thé Puerh, malgré les apparences, sont domestiqués. La question sous-tendue par Kingdon-Ward, est de savoir si un prototype existe à l'état sauvage, sans interaction historique humaine, et si cette découverte peut aider à résoudre la question de l'origine du théier.
Première constatation de Kingdon-Ward : la distribution géographique des trois principales variétés connues de Camellia sinensis (Sinensis, Assamica et Cambodiensis) se fait selon deux axes, un orienté Est-Ouest, l'autre Nord-Sud (ou NW-SE), qui se coupent à la croisée des mondes birman, chinois et tibétain. Au premier axe correspondent les vallées du Yang-Tsé (fleuve bleu) vers l'est, et du Brahmapoutre vers l'ouest. Au second, les fleuves qui coulent vers le sud, Irrawaddy, Salouen et Mékong. Vers le sud-est enfin, le fleuve rouge (Honghe) et le fleuve de l'ouest (Xijiang) qui prennent tous deux leur source au Yunnan, le premier trouvant son débouché dans le golfe du Tonkin au Vietnam, le second qui devient la Rivière des Perles et se jette dans le delta du même nom, à Canton.
"Ceci sera plus clair si, au lieu de deux axes qui se croisent, nous reconnaissons trois routes principales de dispersion rayonnant à partir d'un centre situé quelque part près des sources de l'Irrawaddy, chaque route aboutissant à l'une des trois variétés concentrées dans une zone terminale."

Deuxième constatation : les trois variétés de théier apparaissent chacune prédominante respectivement à la fin des trois routes principales de dispersion du Camellia sinensis (Sinensis vers l'est, Assamica vers le sud, Cambodiensis vers le sud-est), mais jamais solitaires. Dans le sud-est de la Chine, on trouve la variété Assam en plus de la variété dominante chinoise. Dans la péninsule indochinoise, la variété Assam en plus de la variété Cambodia, et inversement en Assam-Birmanie. Dans chaque zone terminale, on trouve au moins deux des trois variétés.
Compte tenu des différences morphologiques des trois variétés (si dissemblables aux yeux de Kingdon-Ward, qu'il lui semble raisonnable de parler d'espèces différentes), leur prototype, à supposer qu'elles possèdent une origine commune, est probablement encore différent, et sa ressemblance avec un théier pourrait n'avoir rien d'évident.
Au regard de toutes ces observations, Kingdon-Ward dégage trois axes de recherche pour tenter de répondre à la question initiale :
1) Une approche historique, incluant l'archéologie, c'est-à-dire l'histoire connue du thé comme boisson et plante médicinale par les Chinois, et qui, sauf découverte heureuse, trouve d'elle-même ses limites à la frontière des temps préhistoriques. Approche qui nécessite de prendre en compte les considérations géographiques et qui devrait être croisée avec d'autres sources, comme les migrations des peuples d'Asie du Sud-est, et notamment celle des Thaï (les Shan de Birmanie, la minorité Dai 傣族 en Chine).
"Il convient de noter l'association presque invariable du thé avec le peuple thaï (Shan). Dans la haute vallée du Yangtze (d'où les Thaïs sont peut-être originaires), dans le sud-est de la Chine et vers le sud jusqu'au Laos et au Siam, vers l'ouest jusqu'au Yunnan, en Birmanie et en Assam, dans toutes les régions où les Thaïs sont allés, tantôt comme conquérants, tantôt comme réfugiés, la culture du thé dans les villages a été une industrie artisanale, et l'on a signalé la présence de thé sauvage."
2) La connaissance de la distribution géographique de toutes les espèces de Camellia qui pourrait aboutir à une zone de concentration de la diversité, et à une indication de la direction probable de migration du théier, basée sur les travaux de Vavilov.
Le genre Camellia occupe les hautes terres d'Asie orientale et du Sud-est, depuis le Japon jusqu'au Népal. L'espèce et la variété les plus répandues sont respectivement le Camellia sinensis, et le type Assam. Et hormis le théier, sur les quinze à vingt espèces de Camellia connues de Kingdon-Ward, la moitié, voire les deux tiers, proviennent de la zone Assam-Birmanie-Yunnan, zone caractérisée par ailleurs par la prépondérance du type Assam du Camellia sinensis (zone 3 sur la carte de Kingdon-Ward). Il est donc raisonnable de situer le centre de diversité du genre Camellia dans cette même zone.
3) Une investigation rigoureuse de la répartition des variétés cultivées de Camellia sinensis, dans l'objectif similaire de découvrir son principal centre de diversité, mais qui se heurte rapidement à la difficulté d'une distribution continue sur une aire de répartition restreinte. Ainsi, "tout centre de diversité coïncide presque avec l'aire de répartition totale, du moins d'après les données actuellement disponibles."
Pour répondre à l'énigme d'une dispersion allant du Japon à l'Himalaya, et en dissociant la variété Sinensis, radicalement différente des deux autres (et la seule dont aucune occurrence d'état sauvage n'a jamais été identifiée), Kingdon-Ward émet finalement l'hypothèse d'un centre primaire de dispersion en Asie centrale (Altaï ou Mongolie), voire beaucoup plus au nord, au delà du cercle arctique, et d'où serait issue la variété Sinensis descendue le long du Pacifique à l'époque de l'ère glaciaire. Le prototype des variétés Assamica et Cambodiensis aurait lui, suivi une route sud directe depuis l'Asie centrale, et la région des sources de l'Irrawaddy en serait un centre secondaire de dispersion, plus récent. Une hypothèse qui, aux dires mêmes de l'auteur, est en attente de preuves, lesquelles ne devraient, en toute probabilité, n'être qu'indirectes.





