2. Yiwu, naissance et renaissance du Puerh
- Routes du Thé
- 16 janv. 2024
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Dernière mise à jour : 9 août 2024

Yiwu 易武 (district de Mengla, préfecture du Xishuangbanna), au sud-est du Yunnan, est, à la frontière du Laos, un petit village que l'on atteint après une longue route serpentant dans la jungle. Tout autour, de plus petits villages encore, des cours de ferme, et des collines parsemées de théiers, autant de terroirs s'étendant sur près de 900 km2 et qui ont fait la réputation de ce bourg rural, qui symbolise, par son histoire et ses vicissitudes, l'émergence du Puerh sur la scène chinoise du thé, et son caractère irréductible, exceptionnel, quasi-miraculeux.
La rue principale du village, bordée de marchés et d'échoppes de thé aux portes grandes ouvertes, cartons de maocha entassés et discussions animées autour des longues tables de dégustation, masque, dans le nuage de poussière de son activité toute chinoise, l'antique vieille ville qui se découvre derrière un repli de terrain. Là, à l'abri du monde et des regards, le long de quelques artères, l'histoire fait un bond en arrière. Des maisons traditionnelles, d'architecture Han, encadrent des ruelles pavées, où l'on croit encore entendre le pas des chevaux en partance pour les routes du thé.


Dans la cour de l'une d'entre elles, où l'on s'affaire de nuit, entre la préparation du dîner et le sha qing ("tuer le vert") du maocha, à la main, dans les wok, je suis étonné d'apprendre que notre hôtesse est Han, et que sa famille est établie ici depuis des générations. Lors du recensement de 2007, sur les 13 000 personnes que comptait la population de Yiwu, 1/3 d'entre elle était Han, et 2/3 appartenait à d'autres ethnies (Yi, Yao et Dai essentiellement). Et si les minorités du Yunnan cultivent leurs théiers, avec lesquels elles entretiennent un rapport presque religieux, aussi loin que la mémoire historique puisse remonter, c'est bien l'installation de populations chinoises Han, venues du district de Shiping (préfecture de Honghe) qui a changé la donne. D'après les sources locales, c'est à partir du milieu du 17e siècle que ces migrations Han se sont produites. Les Han, à travers des acquisitions de terre et des mariages, des réorganisations et des mises en valeur de terrain, ont peu à peu étendu les surfaces de culture des théiers (estimées à seulement 5 000 mu avant leur arrivée), développé par ailleurs les leurs, et organisé enfin le commerce du thé, à travers des sociétés commerciales, certaines restées célèbres, comme Tongqing Hao ou Songpin Hao. Aux populations locales (本地人) la connaissance innée de leur terre, des arbres, et les opérations de transformation du thé. Aux Han, la mise en presse sous forme de galette et l'organisation du réseau commercial.

Le Puerh, né de cette alliance de la terre et du commerce, des ethnies du Yunnan et des Han, entre alors dans une période florissante, qui le voit rayonner dans toutes les directions, vers le Tibet, l'Asie du Sud-Est, Hong Kong, et jusqu'à Pékin, où on le retrouve à la cour des Qing, comme thé du "tribut à l'empereur" (瑞贡天朝). En marchant à l'extérieur de l'antique ville de Yiwu, on tombe ainsi sur une stèle gravée qui témoigne de ce passé glorieux.
Les secousses politiques de la Chine, de la fin de l'Empire Qing jusqu'à l'établissement de la République populaire, eurent raison de cet âge d'or du Puerh des producteurs anciens (dite ère des 号级茶), à la qualité inégalée depuis selon certains commentateurs. À partir des années 50, la production du Puerh devint monopole d'État, à travers notamment les usines de Menghai et Kunming. Et Yiwu sombra peu à peu dans l'oubli, sauf dans l'esprit et les papilles des collectionneurs des vieux Puerh, résidant pour la plupart à Hong Kong et à Taïwan.
C'est à l'effort passionné d'un groupe d'entre eux que Yiwu doit sa résurrection, à partir de 1994. Les populations locales n'y produisaient plus, depuis des décennies, que du thé brut, sous forme de maocha, à destination des manufactures d'État, et en vue d'une production de Puerh à fermentation artificielle (Shu Puerh). Les Taïwanais obtinrent, à partir d'un vieux Puerh estampillé Tongqing Hao et d'anciens employés de cette maison vénérable y ayant travaillé avant 1949, de relancer une production artisanale traditionnelle, à fermentation et vieillissement naturels (Sheng Puerh).
La renaissance de Yiwu a donc été, dans un même mouvement, celle d'un retour à une conception artisanale, traditionnelle, et naturelle du Puerh, en opposition à la vision industrielle et mécanisée qui prédominait depuis la main-mise étatique sur la production. Yiwu contre Menghai, avec la barrière symbolique du Mékong entre ces deux terroirs. David contre Goliath. Les vieux arbres à thé disséminés dans des forêts contre les plantations ; des unités de production humaines, à l'échelle d'une famille, et des visages à découvrir, contre le monopole d'une grande manufacture d'État, impersonnelle et normée. Lenteur, quantités raisonnées, contre vitesse et production de masse. Des galettes pressées à la pierre, contre la presse mécanique. Le vieillissement naturel, contre la fermentation artificielle.
Yiwu, ou la nature reprend ses droits. Yiwu, Puerh natus est.
